
… alors que nous ne pouvons pas nous rassembler !
Homélie de l’abbé Eric Mattheeuws
pour le 3ème dimanche de Pâques
De plus en plus nombreux sont les chrétiens qui expriment combien ça leur manque de se rassembler avec d’autres pour vivre, exprimer, célébrer leur foi, spécialement en communiant à la présence de Jésus-Christ dans l’Eucharistie. L’épreuve d’éloignement forcé que nous endurons nous aide à mieux comprendre les deux disciples qui, après avoir cheminé tristement vers Emmaüs, réveillés dans leur foi, prennent leurs jambes à leur cou pour rejoindre la communauté des Apôtres qu’ils avaient quittée ! Cela fera du bien de pouvoir se réunir à nouveau, quand nous pourrons…
Mais avant ce joyeux retour, il leur a fallu traverser une redoutable interrogation, dont beaucoup de chrétiens se font aujourd’hui les porte-parole, par exemple sur les réseaux sociaux : pourquoi Dieu semble-t-il inactif ? Pourquoi « permet-il » toutes ces souffrances sur la terre ? Et plus encore cette autre question qui vient dans le sillage de la première : pourquoi ne nous rassemblons-nous pas dans les églises pour tous ensemble supplier Dieu qu’il délivre notre terre de ce fléau du Coronavirus ?
Nous voici donc aux côtés des deux disciples qui marchent vers Emmaüs en se demandant pourquoi Jésus, s’il était le Messie, n’a pas délivré Israël de l’oppression. Leur foi est totalement ébranlée. Ce qu’ils ont vu de Jésus ne correspondait pas à l’image qu’ils avaient de Dieu ni à ce qu’ils pensaient pouvoir attendre de Dieu. Pour eux, s’il y avait un Dieu et a fortiori si ce Dieu s’intéressait à leur sort, il fallait bien qu’il intervienne en leur faveur dans les événements, et que donc il pose en geste fort pour sauver le peuple du malheur où il se trouvait. « Nous espérions que c’était lui qui allait délivrer Israël », disent-ils. Et cela ne s’est pas passé. Jésus a bien accompli quelques miracles, mais c’en est resté là. Et l’issue de l’aventure est pitoyable : tous ceux qui voyaient en Jésus l’image d’un Dieu puissant l’ont soit crucifié, soit abandonné. La mort de Jésus signe la fin d’une certaine conception de Dieu. D’ailleurs, précisent les Evangiles, lui-même n’a rien fait pour descendre de la croix et échapper à cet infâme supplice.
Or voilà que Jésus rejoint sur la route les deux disciples. Un trait particulier de cette rencontre retient particulièrement mon attention : Jésus ne fait pas en sorte qu’ils le reconnaissent, il reste dans l’anonymat. C’est tout à fait étonnant. Si on essaie un instant de faire un (grand) effort d’imagination et de se mettre dans la « peau » (!) du Ressuscité, ne serait-on pas très heureux et impatients de pouvoir dire : « Regardez qui est là ! C’est moi, Jésus ! » Les disciples sont si tristes et la résurrection est une nouvelle tellement merveilleuse qu’il faudrait surtout se dépêcher de la révéler ! Et non, Jésus ne dit rien. Il me semble que c’est exactement pour la même raison que quand il n’a pas chassé les oppresseurs d’Israël et quand il n’est pas descendu de la croix. Et déjà plus tôt, quand il avait déjoué les pièges du Tentateur au désert. Non Jésus n’est pas venu comme l’Envoyé d’un Dieu qui domine, qui contraint les événements, qui s’impose par la force ou par l’évidence.
Les Evangiles sont assez constants sur ce point : le seul objectif que visait Jésus est le Royaume de Dieu ; et la seule chose qu’il est venue apporter sur la terre pour avancer vers ce but, c’est la foi. La foi qui est intérieure à chaque être humain. La foi qui est une libre adhésion, une libre reconnaissance. Rien dans tout cela qui ressemble à une démonstration de force. Jésus sait que ça ne sert à rien qu’il s’impose avec évidence aux yeux des deux disciples et à nous tous. Au contraire. Il les accompagne jusqu’à ce qu’ils lui disent eux-mêmes : « Reste avec nous ». Et quand il posera le geste mille fois accompli de la fraction du pain, c’est eux qui le reconnaîtront.
Après cet instant lumineux, ils se ruent tous les deux vers Jérusalem. Pourquoi donc ? Parce qu’ils viennent de réaliser – et leurs cœurs sont prêts à en exploser de bonheur – ils viennent de réaliser que l’immense espoir de libération qui les habitait vient en fait d’être exaucé ! Oui, Jésus est le libérateur qu’ils attendaient, mais ils comprennent tout à coup que cette libération passe par eux-mêmes, à l’intérieur d’eux ! Leur reconnaissance du Ressuscité a fait d’eux des êtres libérés. Ils ont basculé dans un monde où l’oppression est vaincue par une autre logique, plus forte qu’elle, mais en même temps humble et plus douce. Car Jésus, le Messie ressuscité, a humblement attendu que leurs yeux soient prêts à s’ouvrir, que leurs cœurs soient prêts à le reconnaître. Jésus n’était venu que pour cela : pour qu’ils aient la foi. À combien de reprises dans les Evangiles, nous le savons bien, Jésus n’avait-il pas dit à ceux qui étaient libérés par lui : « Ta foi t’a sauvé » ?
Est-ce à dire que le salut apporté par Jésus serait réservé à une sorte d’élite de gens prédisposés à vivre des expériences spirituelles voire mystiques ? Craindre cela, ce serait ignorer la grande diversité des femmes et des hommes qui, selon les Evangiles, ont vécu avec le Christ une rencontre libératrice : des gens ordinaires, de tous âges et de toutes conditions. La femme souffrant de pertes de sang, Zachée, la syro-phénicienne, le centurion romain, Matthieu, Bartimée, la veuve qui pleurait son fils, Marie-Madeleine… Et pour que ce soit clair pour tous, Jésus a un jour précisé qu’il suffisait d’avoir une foi grosse comme une graine de moutarde pour envoyer des arbres se planter dans la mer (Luc 17,6).
Dans l’évangile des disciples d’Emmaüs, de nombreux lecteurs interprètent l’anonymat d’un des deux disciples (on ne connaît le prénom de que de Cléophas) comme une invitation à tous nous reconnaître en lui. Oui, les chemins de la foi sont pour tous, ils sont multiples et variés. Un superbe tableau de Rembrandt (commenté dans une vidéo sur www.confinement-bw.be) montre à merveille comment les deux disciples d’Emmaüs eux-mêmes peuvent avoir vécu de façon différente la reconnaissance du Christ.
Retenons un dernier enseignement de ce récit. Que font Cléophas et son ami quand ils retrouvent les Apôtres à Jérusalem ? Ils racontent. Les voilà devenus témoins. C’est aussi ce qui nous est rappelé dans la première lecture de ce dimanche : Pierre fait le récit des événements qui concernent le Christ et il termine : « Nous en sommes les témoins. » Or ce terme « témoin » – dont le terme original en grec signifie martyr – évoque un témoignage pas seulement en parole mais dans un engagement qui implique la personne tout entière. Ceux qui ont reconnu le Christ, ceux qui mettent leur foi en lui et qui ont été libérés par lui, ne sont pas des êtres passifs et renfermés sur eux-mêmes. Libérés, ils sont aussi libérateurs. De même que Jésus est l’Envoyé, ils sont devenus des envoyés à leur tour. Jésus avait dit la veille de sa mort : « À ceci, tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples : si vous avez de l’amour les uns pour les autres » (Jean 13,35). Dans son livre Un peu de mort sur le visage (DDB, 1997), Gabriel Ringlet paraphrase : « Allégez-vous les uns les autres. Inventez-vous les uns les autres. Élevez-vous. Grandissez-vous. (…) Aimez-vous, et vous goûterez la paix. Aimez-vous, et vous mourrez la mort. Aimez-vous, et vous vivrez la vie. Aimez-vous, et ma joie viendra vous caresser. »
Oui, ce que Dieu nous donne en Jésus ressuscité est vraiment un salut pour l’humanité, une sortie du mal.
Dieu notre Père, viens nous sauver dans cette épidémie. Viens libérer notre humanité qui souffre. Fais-nous rencontrer sur nos chemins ton Fils ressuscité. Que nous le reconnaissions et que nous devenions des êtres libérés. Et que ton peuple soit un peuple témoin, un peuple libérateur. Aide-nous Seigneur à croire en Toi, à vivre avec Toi et par Toi, car Toi le premier, tu crois en nous.