De la « cuisine » à la « salle à manger »
L’homélie s’apparente de quelque manière à l’art culinaire. L’homéliaste, dans sa cuisine, médite les textes ; il fouille le buffet de sa culture théologique ; il ouvre son journal, son transistor ou sa télé, pour le cas où certains faits s’avéreraient trop marquants pour qu’on les passe sous silence ; il consulte, si besoin, des commentaires exégétiques… ou Feu Nouveau !
Mais l’exégèse est à l’homélie ce que la cuisine est à la salle à manger : l’hôte poli n’ennuie pas ses invités en leur expliquant à l’infini comment il a confectionné le plat. Néanmoins, certains détails exégétiques peuvent aider à l’actualisation d’un texte biblique. Par exemple, quelques détails sur l’agriculture galiléenne au temps de Jésus facilitent l’entrée dans la parabole du semeur. Ou bien, le sens de la meule de pierre fermant les sépulcres antiques éclairera l’épisode du tombeau vide.
Un autre danger du repas homilétique est l’incitation à la boulimie, la tentation de faire avaler aux convives tout ce qu’on a trouvé dans la cuisine préparatoire. Un menu équilibré s’impose. La PGMR le suggère :
L’homélie est nécessaire pour nourrir la vie chrétienne. Elle doit expliquer un aspect des lectures scripturaires (PGMR 41 – les italiques sont de nous).
L’homélie « nourrit » la vie chrétienne, sans aboutir à un gavage. Le gavage se produit quand le prédicateur s’ingénie à résumer toutes les lectures du dimanche, même quand la liturgie ne prévoit pas de lien entre elles. Selon la PGMR, on évite l’indigestion, lorsqu’on s’en tient à « expliquer un aspect des lectures ». Faire fi de cette limitation relève parfois du désir généreux de tout expliquer – de prétendre « boire toute la source », dirait saint Éphrem ; c’est aussi un manque de confiance dans l’intelligence spirituelle des auditeurs qui auront éventuellement flashé sur un aspect des lectures non envisagé par l’homélie.
Un dernier trait achève la parabole culinaire : on pardonne au cuisinier que l’on aime de « rater » un plat ; de même, le prédicateur et l’assemblée acceptent ensemble que, parfois, une homélie soit elle aussi « un plat raté ».
Trois ingrédients, parmi d’autres
- La brièveté
Circule une plaisanterie de curés : « les deux principales qualités d’une homélie : qu’elle soit courte et qu’elle soit brève. » L’Occidental de ce siècle a une attention auditive limitée ; il « décroche » notamment quand, à l’évidence, le discours arrivait à sa conclusion, mais que le prédicateur rebondit et surfe sur une nouvelle vague. D’après maints diététiciens, une bonne alimentation laisse un petit creux. Heureux l’homéliaste qui suscite cette réaction : « c’est déjà fini ? »
- La répétition
Une expression ou une image, répétée, aide à fixer l’attention, à condition que, tel un titre, elle serve en fil rouge l’orientation de l’homélie. C’est ce genre de formule que l’auditeur se répétera lui-même au sortir de la célébration, voire, selon certains témoignages, au long de la semaine.
Le jour de Pâques, on lit l’évangile de « la course au tombeau ». Un prédicateur astucieux avait scandé son homélie de cette question : « Qu’est-ce qui nous fait encore courir aujourd’hui ? »
- Un langage parabolique
Jésus a annoncé le règne de Dieu. Il n’a pas défini ce Règne par des conférences théologiques. Il s’est exprimé en paraboles : « Le règne de Cieux, c’est comme… » C’est comme le grain semé, comme la pincée de levain dans des kilos de farine, comme le risque pris par le négociant en perles… Ce registre parabolique concret inspire l’homélie.
L’homéliaste part des effets de la Parole divine en sa propre vie. Ou bien, parce que toute expérience est limitée, il s’inspire d’exemples parlants. Car, selon une image de François de Sales, la vie des saints est aux évangiles ce que le chant vocal est à la partition écrite. En tout cas, le langage du prédicateur évite la « théologie de la savonnette », la savonnette qui glisse entre les doigts. Ainsi : « La grâce apporte le salut ; le salut, c’est Jésus Christ » – et vice versa ! Qu’est-ce que cela veut dire, pour le quotidien ?
Qui « fait » l’homélie ?
Au théâtre, l’acteur n’est pas le personnage. Pourtant, il incarne le personnage. Dans la liturgie, sans forcer l’analogie, l’acteur est le ministre et le personnage est le Christ qui, « présent dans sa parole, annonce son Évangile » (PGMR 9).
- Le ministre de l’homélie
L’homélie incombe – « habituellement », (PGMR 42) – aux ministres ordonnées, prêtres et diacres, parce qu’ils ont une charge pastorale. Leur prédication relève de cette charge, celle de répondre aux besoins de l’assemblée. Il revient à la responsabilité du « recteur » d’un lieu de culte de confier à l’occasion la prédication à d’autres personnes.
La préparation de l’homélie relève d’un autre niveau : l’ordination presbytérale ou diaconale ne confère pas automatiquement les talents de communication. On les cherche là où ils se trouvent, même chez des non-théologiens.
- Le Christ homéliaste
L’homélie, en tant que canal de la Parole divine, est un acte du Seigneur qui dépasse le prédicateur. La PGMR fait écho à ce processus :
Lorsqu’on lit dans l’Église la sainte Écriture, c’est Dieu lui-même qui parle à son peuple, et le Christ, présent dans sa parole, qui annonce son Évangile. […] Mais, bien que la parole divine, dans les lectures de la sainte Écriture, s’adresse à tous les hommes de n’importe quelle époque et leur est intelligible, son efficacité est accrue par un exposé vivant, c’est-à-dire par l’homélie, qui fait partie de l’action liturgique (PGMR 9).
L’interaction entre l’intelligence de l’auditeur et l’homélie renvoie à ce qu’on nomme, en référence à saint Jean, « l’onction du chrétien » :
Vous, c’est de celui qui est saint que vous tenez l’onction, et vous avez tous la connaissance. […] Cette onction vous enseigne toutes choses, elle qui est vérité… » (1 Jn 2,20.27).
Dans cette onction, les Pères de l’Église ne voient pas d’abord le sacrement du baptême, mais plutôt la parole du Christ, imprégnant par leur foi le cœur des croyants. Cette intériorisation a pour auteur l’Esprit Saint : il inspire par son onction les rois, les prêtres et les prophètes que sont les baptisés.
Ce Christ, qui habite les croyants par sa parole, saint Augustin l’appelle « le Maître intérieur ». Ce Maître, dit le saint évêque, fait qu’à la sortie de l’église, les fidèles n’auront pas entendu le même sermon.
Le prédicateur et le Christ
Tout homéliaste partage l’expérience de saint Augustin : il s’étonne de ce qu’un auditeur ait enregistré une phrase ou une idée qui n’étaient pourtant qu’accessoires dans l’homélie. Un autre dit, fort ému : « Vous avez éclairé mon drame familial », alors que le prédicateur ne connaît pas cette personne. Ces réactions inattendues reflètent-elles un état psychologique, une fixation ? Ou est-ce l’action du « Maître intérieur » ? Pourquoi ces deux instances ne se conjugueraient-elles pas ? Ce mystère de la Parole encourage le prédicateur en sa tâche et le console en ses déficiences.
Claude Tassin,
Spiritain,
professeur honoraire d’Écriture sainte et de judaïsme ancien
à l’Institut catholique de Paris