
Jeudi saint à Nivelles – Homélie de Mgr Jean-Luc Hudsyn
L’Évangile de Jean vient de résumer ce que nous célébrons ce soir : « Jésus ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout » – C’est de notre aujourd’hui qu’il s’agit. Jésus continue : il nous aime comme les siens, comme sa famille, et ce soir il nous redit que chacun, chacune, il nous aime d’un amour qui va jusqu’au bout.
Le prieur des moines de Tibhirine, qui seront bientôt béatifiés, avait prononcé une homélie du Jeudi Saint, qui commençait par ces mots : « Il m’a aimé jusqu’à l’extrême : l’extrême de moi, l’extrême de Lui ». Contemplons un moment ce mystère, cette réalité qui nous dépasse : le Seigneur m’a aimé, et ce soir encore il m’aime jusqu’à l’extrême, jusqu’à « l’extrême de moi », jusqu’à « l’extrême de lui ».
Pour dire cet amour extrême, Jésus a lavé les pieds de ses disciples. Et il a ajouté à l’intention de Pierre : « Plus tard, tu comprendras ». Il le dit aussi pour nous : « tu comprendras plus tard » car ce qu’il nous manifeste là est effectivement si grand, si invraisemblable, si surprenant aussi… que nous n’aurons jamais fini d’essayer de comprendre toute la portée de ce geste -de ces deux gestes même- qu’il a posés lors de la dernière Cène, deux gestes qui se rejoignent : laver les pieds de ses disciples et rompre le pain. Ces deux gestes qui, pour Jésus, veulent nous dire la même chose : cet amour si grand, cet amour pour nous et pour la multitude qui va jusqu’au bout.
Jésus dépose donc son vêtement, prend la tenue de serviteur et se met à genoux… devant moi… Lui qui a dit : « Qui me voit, voit le Père ! ». Est-ce donc possible qu’il nous invite à croire que Dieu est ainsi : celui qui ne craint pas de se mettre ainsi à mes pieds ; me demandant de me laisser aimer par lui, de me laisser laver les pieds par lui… Aucune religion a-t-elle osé imaginer cela ! Est-il possible que le Christ me dise que là, avec lui à mes pieds, je suis en fait à ma place : quand je me laisse aimer ainsi par lui ? Pierre est loin d’en être sûr. Plein de bonnes intentions, il trouve que Jésus fait les choses à l’envers.
Mais, ce soir, Jésus nous invite à découvrir l’impensable : que notre juste place, c’est d’être assis à côté de Pierre, de Jean et des autres pour nous laisser aimer par le Seigneur. Il sait bien que notre cœur n’est pas sans obscurité, sans ambiguïté -que tout n’est pas pureté en nous… Mais il a choisi de nous aimer jusqu’à l’extrême : jusque dans les extrémités de ce que nous sommes. Jusque dans ces recoins extrêmes de notre cœur ; jusque dans ces moments de notre vie que nous préférons garder dans l’ombre, dont nous avons peut-être honte ou qui nous peinent, que nous regrettons : nos contradictions secrètes, nos doutes inavoués… Et même nos reniements, nos trahisons grandes ou petites.
Ce soir, il vient nous laver de tout cela et nous invite à ne pas résister : lui le Verbe qui s’est fait chair, il est celui qui se fait frère (Christian de Chergé). Et frère jusqu’au bout, jusqu’à l’extrême. Car ne l’oublions pas, ce soir-là, il est passé aussi devant Judas. Devant lui aussi il s’est agenouillé…
« Plus tard, tu comprendras ». Ce que nous n’aurons jamais fini de comprendre, c’est donc aussi que Jésus lave les pieds… des autres, de tous les autres… Il se fait frère de nous tous, frère de mes voisins, frère de ceux que j’ai de la peine à aimer… de ceux que j’ai de la peine à accueillir, de ceux qui chez nous ne sont pas nécessairement les bienvenus. Pour lui, chacun est unique. Pour lui, aimer jusqu’au bout, c’est espérer en chacun.
Comment comprendre cela ? Comment comprendre un tel amour, sans demi-mesure, sans condition, sans concession ni calcul… Un amour patient, persévérant, tenace… entêté, acceptant même d’être refusé, voire rejeté !
Et comment en vivre ? Et c’est là que Jésus conduit alors ses disciples à l’eucharistie, au don de lui-même contenu dans ce pain rompu et donné en partage, cette coupe de vin, coupe d’une alliance nouvelle, sang d’une vie qui se donne…
Comment comprendre et vivre de cet amour ?… En le demandant ! En se faisant mendiant de ce Pain-là. En communiant à ce qu’il est. En buvant à sa coupe. Voilà pourquoi le Christ nous invite à faire mémoire de lui : pour nous nourrir de sa Parole et de ce qu’il est : pain rompu ; vie donnée ; sang versé pour la vie du monde. Car c’est de ce côté-là qu’est la vie. Pour nous, pour notre vivre-ensemble. C’est sans doute ce qui nous a tant touchés dans le choix de cet officier à Carcassonne, cet homme et ce frère chrétien : le choix de risquer et de donner sa vie. Devant tant de violence, devant aussi tant de désespérance possible, il nous a donné de garder espoir dans l’humanité, il a sauvé l’espérance.
Pour vivre en mémoire du Christ au milieu des bruits et des sollicitations de ce monde, si nous allons communier de dimanche en dimanche, c’est pour cela : pour aimer au jour le jour notre conjoint, nos enfants, nos petits-enfants… et parfois nous aimer nous-mêmes. Nous allons communier à cet amour si grand pour élargir nos solidarités. Et pour construire -par Lui, avec Lui et en Lui- une Eglise et un monde plus fraternels, plus humains : plus divins.
29 mars 2018